C R É A T I O N




        J'ai souhaité « entreposer » ici des mots qui ont surgi et me ressemblent, dans l'espoir sans doute d'introduire aux portes thématiques* ci-contre, derrière lesquelles se trouvent rassemblés, avec beaucoup d'affection, des extraits, postulats, expériences, aboutissements, fiertés anciennes, désirs en cours, ou trajectoires à venir de mon travail. Si offrir des musiques vivantes et les distiller au public de temps à autres procède pour moi d'un élan naturel et sans réserve, cela relève en revanche d'une artificielle étrangeté de les voir rassemblées ici, côte à côte, étiquetées, bien rangées le long d'étagères lumineuses et électrifiées.


        Composer seul, inventer ensemble : deux pôles qui ont jusque-là jalonné ma trajectoire, qui ne s'infléchit jamais tout à fait ni n'atteint ces extrêmes d'ailleurs. Être seul en composant prend l'apparence d'un paradoxe : composer** invite nécéssairement à compter avec l'altérité, qu'elle relève - en d'imprévisibles proportions -, de l'humain, de la matière, de la forme, du concept, de l'émotion ou de la pensée. À l'inverse, inventer ensemble admet aussi, et même appelle des heures de précieuse solitude.


        Composer ou inventer, c'est alors rencontrer, tisser des commencements, sans presque aucun bruit.


        Ainsi, me faufiler avec un jeune enthousiasme - jamais renié - lors de mes premières explorations en territoires de grande sensibilité : accompagner les images fixées d'Hervé Rabot, celles animées de Raphaël Jacoulot, les figures de stylisme de Stéphanie Coudert. Considérer le vide qui sépare nos univers, tendre un fil sur lequel s'avancer en retrouvant la sensation d'équilibre, en éprouver la souplesse, l'ondulation, le faire vibrer.


        Puis franchir d'autres rivières, affronter enfin soi-même la scène, la lumière, le public.


        Dire alors le bonheur de jouer sur un plateau, de donner, de rayonner malgré soi au travers de ce ravissement, ce rapt et ce miracle : tous les mondes possibles condensés sur un modeste parquet. Et dire également le bonheur de ne pas s'y trouver en chair mais depuis les coulisses, de l'aimer, de l'animer du bout des doigts, ensorcelant par des voies invisibles, subtiles, souterraines, la palpable atmosphère tendue entre les acteurs, en délivrant la pulsation sourde ou aérienne qui porte ou galvanise les danseurs, les conteurs, tous les passeurs.


        Au même moment, sortir des sentiers sans s'en rendre compte, œuvrer au travers du paysage sonore, du hörspiel***, de la fiction autobiographique, en gravissant au passage d'autres contreforts : composer avec le théâtre et Jean Boillot, avec le cirque et Roland Auzet, et plus tard avec la danse et les sœurs Carlotta & Caterina Sagna. 


        N'avoir jamais opposé d'un côté la jubilation d'écrire, d'élaborer lentement, de sculpter, polir et tenter de parvenir à un cil de l'achèvement d'une œuvre de concert, et de l'autre la transe de barrer dans d'invraisemblables lames de fond, d'éruptions improvisées, sauvages, rugueuses, clairvoyantes, débridées. Ainsi adviennent les croisements et les collaborations riches avec d'autres musiciens, dont André Minvielle, Luc Ferrari, Martin Matalon, ou encore Michel Portal.


        Puis reconstituer des fragments oniriques du monde, l'amplifier de situations inédites et discrètes, insérer à son insu dans quelque endroit piétiné ou délaissé de l'espace public, des étonnements, d'indicibles tapages, bref : déposer, disperser des Ateliers de Pantin à La Havane, des installations sonores, des mythes, des histoires, des oeuvres à traverser autant par l'ouïe, l'imaginaire, que par le corps.


        Encore un pas de côté, monter, mener et renverser un orchestre de machines et d'ordinateurs, en convoquant notamment l'image de la partition poétique aux yeux de tous, ce fut une aventure humaine et musicale formidable de plusieurs années, en ayant beaucoup reçu, beaucoup donné : de nombreuses réflexions, plusieurs pièces et un ouvrage en sont nés.


        Traverser quelque clairière ensoleillée, et surgissent sur le trajet les nombreuses architectures naturelles, industrielles, sauvages, ou inattendues que je fis résonner : de l'enfer d'une centrale nucléaire jusqu'à la sérénité du couvent, du désert de glace jusqu'à la minuscule forge du Potager du Roi, de la cîme d'un volcan au gouffre tapissé de stalagtites chantantes, j'ai voyagé, et espère que d'autres lieux de sonorités improbables m'attendent encore. Et puis souvent s'enfermer dans le plus incongru : une cage noire immensément haute, campée face à l'immobile troupeau incliné d'innombrables sièges laineux et matelassés.


        Entrer en territoires numériques, et fabriquer mes propres outils, depuis très longtemps, discipline devenue évidence. Nommer ses lieutenants Max, MSP, Jitter, Audiosculpt ou Modalys, tous formés aux casernes de l'IRCAM, et partir en campagne expérimentale. Fourbir ses armes bardées de lignes de code, muni de complexes organigrammes en guise de plan de bataille, afin d'interagir avec, pour et dans l'instant présent, et partant, d'accueillir tout autant que détourner les tactiques du "temps réel". Développer l'endurance et la rigueur comme qualités premières. Au cœur de ce conflit, il s'agit avant tout de créer du lien sensible et d'en rester le maître, mais comment? 

        - En assommant littéralement la technologie par le poème. Et même si Le Prince ou l'Art de la Guerre de Machiavel n'en font pas mention : la démarche inverse, je l'affirme aujourd'hui, serait vouée à un échec certain.


        Et retourner enfin, épuisé mais comblé, vers le paysage, l'entours, l'envers impromptu du décor, tout autant qu'arpenter les rives, marquer les limons, poinçonner la neige, guetter les cimes mordorées à travers le miroir sombre d'une onde impénétrable. Rien d'exagérément romantique : il me faut apprendre à connaître les confluences d'une âpre rivière, arpenter par tout temps et des semaines durant des berges escarpées, afin d'en tirer des carnets sonores, d'en dresser face à un peintre cette fois et d'une rive à l'autre, un Atlas imaginaire.


        Composer n'est rien que cela : marcher, partir - sans perte mais en espérant beau fracas - , vers la rencontre. Avec soi. Avec l'autre. Avec le monde, vaste, à réenchanter.



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* Certaines pièces relevant de plusieurs champs artistiques et répondant simultanément à plusieurs clefs de classement, peuvent par conséquent se retrouver selon différentes catégories thématiques, pour plus de fluidité. Dans certains cas, le commentaire associé ou les illustrations sont développé(e)s spécifiquement en fonction la clef de classement choisie.


** Composer: du latin classique componere (composé de cum "avec"  et ponere "placer") littéralement "poser ensemble, placer ensemble" d'où les acceptions : "faire un tout à l'aide d'éléments, écrire (un ouvrage)" mais aussi "accorder, mettre en ordre, régler un différend, convenir de quelque chose". (source : CRNTL)


*** Le hörspiel est une pièce, tout autant qu'un genre : sorte de théâtre musical radiophonique, voire parfois de cinéma pour l'oreille (littéralement, en allemand, jeu pour l'oreille), d'essence littéraire, poétique, exploratrice, incluant paroles, chants, bruits, musique... "Dans le domaine de la composition musicale, ce genre occupe une place singulière depuis les années 20. Kurt Weill, Alfred Döblin, Friedrich Bischoff furent ces artistes qui pensaient déjà que le mélange des textes, de la musique et des bruits pouvaient engendrer de la poésie et constituer la base d'un art nouveau" (David Jisse). La création du concept serait de Mauricio Kagel, mais le genre fut aussi tôt exploré tant par Vinko Globokar, John Cage, que Luc Ferrari. Voire également cet article du blog du réalisateur sonore de Radio-France Philippe Baudoin, Syntone.








_______     P L A N  D U  S I T E     _______











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